De Barrow, la ville la plus au Nord des Etats-Unis, peuplée d'Inuits, aux loups menacés de Denali, en passant par Whittier, où presque tous les habitants vivent dans un seul immeuble, «Le Temps» arpente cette semaine l'Alaska sauvage.
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Derrière le sourire des Esquimaux se cachent certaines réalités crues. Barrow a ses difficultés et ses démons. D’abord, ses habitants ont la vie dure à cause du réchauffement climatique. L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète, et le nord de l’Alaska est aux premières loges. L’érosion des côtes menace une trentaine de villages inuits de délocalisation, tout particulièrement la petite ville-île de Shishmaref, sur la côte ouest, en face de la Russie. Ou encore Kivalina, à quelques kilomètres de là, régulièrement victime d’intempéries.
Déménager plus à l’intérieur des terres? L’été dernier, des habitants du hameau de Newtok, dans la région deltaïque du sud-ouest de l’Alaska, ont fini par le faire, après des années de discussions. Ils font partie des premiers réfugiés climatiques de la région. La majorité des 375 habitants de Newtok peut désormais envisager un avenir à Mertarvik, plus en hauteur. Sans risquer de se retrouver sous l’eau.
A chaque fois, des dizaines de millions de dollars sont en jeu. Et, surprise, les habitants de Newtok ont appris ce printemps qu’ils bénéficieront d’au moins 22 millions de dollars d’aide fédérale pour leur relocalisation. Presque inespéré. Les besoins sont souvent plus importants. L’Alaska a voté à 52% en faveur de Donald Trump en novembre 2016, et l’Etat doit désormais négocier avec un président climatosceptique qui est allé jusqu’à dénoncer l’Accord de Paris. Autant faire une croix tout de suite sur une aide fédérale conséquente. D’ailleurs, Barack Obama s’était cassé les dents. Début 2016, il avait réclamé une enveloppe de 400 millions de dollars sur dix ans pour aider les villages menacés, mais le Congrès lui a opposé un refus. Alors, pour l’instant, c’est surtout le système D qui prévaut.
«J’ai déjà dû déplacer sept fois ma maison plus à l’intérieur des terres. Sans aucune aide du gouvernement», confirme mi-fier, mi-résigné George Edwardson, un ancien de Barrow. «Le changement climatique décale aussi notre calendrier de chasse. On ne peut plus camper sur la glace aussi longtemps: elle devient plus fine. Les animaux, eux, ont développé des stratégies d’adaptation et de survie. Il arrive même que des ours polaires se reproduisent avec des ours bruns.» Philosophe, le géologue de formation se lance dans de grandes théories sur les périodes glaciaires et de fonte des glaces: «On doit faire avec. Ce sont des cycles naturels de la nature.»
«Faire avec.» En attendant, dans le cimetière de Barrow planté au milieu de la toundra, le permafrost fond et certaines tombes semblent flotter dans l’eau. Le long de la côte, des bulldozers ont formé de petits monticules de sable, censés tant bien que mal protéger des intempéries quand la banquise n’est plus en mesure de faire barrage naturel.
Prisonnier de la méth pendant cinq ans
A ces difficultés s’ajoutent des maux plus vicieux. L’alcool en fait partie. Et puis, phénomène plus récent, la méthamphétamine. Un fléau. L’alcool et Barrow ont une histoire particulière. Dans les années 1800, les baleiniers et commerçants ont apporté de l’alcool dans cette région isolée de l’Alaska à une population qui n’en avait pas l’habitude. Ils troquaient de l’alcool contre des fourrures, de l’ivoire de morse ou des os de baleine. Et ont appris aux Inupiats comment en fabriquer. Aujourd’hui, le taux d’alcoolisme y est élevé. La ville a rendu la vente d’alcool illégale en 1996. Officiellement, on n’en trouve plus dans les magasins ni dans les restaurants. L’alcool reste pourtant un compagnon fidèle des hivers rigoureux.
Mais le nouveau problème, depuis une dizaine d’années, c’est la méthamphétamine. Steve (prénom d’emprunt) en sait quelque chose. Il en a fait sa maîtresse pendant cinq ans. C’est le cœur lourd qu’il a décidé de quitter Barrow pour s’établir au centre de l’Alaska, à Fairbanks, comme des dizaines d’autres familles d’Esquimaux. «J’ai fui ma ville pour préserver mes enfants de la méth. A Barrow, c’est une hécatombe. La drogue éloigne nos gosses de nos traditions.» «Il n’y a pas une seule famille, même les plus éminentes, qui n’est pas touchée. La méth fait aussi des ravages dans les rangs de la police», ajoute-t-il. Steve préfère rester anonyme. Ses enfants ne sont pas au courant de son passé. «Mais ils se doutent sûrement des problèmes qu’il y a à Barrow. Les mineurs sont incarcérés à Fairbanks, et j’ai à plusieurs reprises dû rendre visite à leurs cousins ici…»
Steve, on l’avait d’abord contacté dans l’idée de le rencontrer à Barrow. Sans savoir ce qui lui était arrivé. Il a préféré être honnête tout de suite. «Les journalistes viennent à Barrow pour parler de réchauffement climatique et de chasse à la baleine, mais il y a certaines réalités moins bonnes à dire, dont il faut aussi parler.» C’est donc à Fairbanks que nous l’avons rencontré, après notre séjour à Barrow. Sur une aire de jeu. «Je suis une fois rentré en taxi, alcoolisé. Le chauffeur m’a proposé un petit shoot, pour me requinquer. Il a suffi de ça pour me faire prisonnier de cette drogue pendant cinq ans. A l’époque, je gagnais bien ma vie. Je n’avais aucun problème à dépenser 200 à 300 dollars par jour pour la méth. C’est de la méth de très bonne qualité qui arrive dans un village isolé mais fortuné, et c’est surtout la jeunesse qui en paie le prix.» Depuis cinq ans, c’est l’héroïne qui commence à faire des ravages.
Steve assure qu’il est aujourd’hui clean. Grâce à sa femme. «Je me contente de fumer de la marijuana, légale en Alaska.» La méth a été introduite à Barrow par les étrangers, raconte-t-il. «Elle vient par avion. Il n’y ni chiens antidrogues ni détection poussée à l’aéroport. Ce sont des gens des îles Samoa et Tonga essentiellement qui gèrent le marché. La drogue, elle, provient surtout des Philippines.» Des îles Samoa et Tonga? Près de 40% des habitants de Barrow sont des étrangers, et les Islanders, comme ils disent ici, sont effectivement très présents.
La richesse du pétrole
Mais que viennent faire ces étrangers, des îles Pacifique ou d’ailleurs, dans ce coin paumé? «De l’argent», répond Mike Shults, Blanc à la retraite qui a longtemps travaillé comme guide touristique. «Ils parviennent souvent à cumuler plusieurs jobs, puis rentrent chez eux construire une maison. C’est surtout le cas des Philippins.»
Le pétrole a eu un effet aimant indéniable. Dès 1968, des millions de dollars ont commencé à affluer vers Barrow et les villages alentour, avec la découverte d’un immense gisement pétrolier à Prudhoe Bay. La petite ville de Deadhorse, qui jouxte le gisement, vit aujourd’hui au rythme du pétrole. La construction de la fameuse Dalton Highway, qui relie Fairbanks à Prudhoe Bay, une route particulièrement impraticable et dangereuse en hiver, a contribué à ouvrir la région de North Slope au reste de l’Alaska. Elle longe l’oléoduc trans-Alaska, mis en service en 1977.
Chaque année, les habitants de l’Alaska, y compris des bébés, reçoivent un chèque issu de la rente pétrolière, de l’Alaska Permanent Fund. Des dividendes qui peuvent représenter une coquette somme, en cas de famille nombreuse. Elle est de 1600 dollars par tête de pipe en 2018. Les Natives bénéficient par ailleurs d’une somme supplémentaire, grâce à un accord passé en 1971. De l’argent facile qui pousse certains à des dérives. «Cet argent est à la fois une bénédiction et une malédiction, glisse Steve. Les villages qui reçoivent moins d’argent ont aussi moins de problèmes d’addictions…»
Lors de notre séjour à Barrow, une soirée spéciale a eu lieu à l’Inupiat Heritage Center, qui fait office de musée. Des représentants du Département de l’intérieur, promoteurs d’un projet de forage pétrolier et gazier dans une des plus importantes réserves protégées de l’Alaska, à l’est de Barrow, sont venus «sonder» la population, à renfort de biscuits et café. Donald Trump a relancé l’idée de forages pétroliers et gaziers dans le Refuge faunique national d’Arctique (ANWR) et, au grand dam des défenseurs de la nature et des démocrates, le projet a passé la rampe du Congrès en décembre. Même la célèbre primatologue britannique Jane Goodall a écrit aux sénateurs américains pour tenter de les dissuader d’accepter cette législation.
Une forte dépendance
Ce soir-là, les Inupiats de Barrow, habitués à ce genre d’exercice, étaient peu nombreux à s’être déplacés. Certains ont pris la parole au nom de la préservation des troupeaux de caribous dont dépend le peuple Gwich’in, et parce que «les déchets déversés dans l’océan nuiront aux baleines». Mais des Esquimaux se sont aussi montrés bien plus conciliants, plaçant les bénéfices économiques au-dessus des traditions et de l’écologie.
Il faut dire que près de 85% du budget de l’Etat de l’Alaska est composé des revenus du pétrole. Les compagnies pétrolières contribuent au développement du district de North Slope à coup de centaines de millions de dollars. Un emploi sur trois dans l’Etat est lié au pétrole et au gaz. Selon les calculs de l’Alaska Oil and Gas Association, une famille de quatre a déjà reçu 133 000 dollars depuis 1982, date de la mise en place de l’Alaska Permanent Fund. Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Le pétrole a beau diviser les Inuits, à la fin, c’est toujours le pétrole qui gagne en Alaska.
Carnet de route
Sushis, pizzas serbes et chauffeur de taxi du Laos
- Vous êtes arrivée avec le vol de ce matin?- Non, ça fait plusieurs jours déjà.- Ah, vous êtes donc coincée ici!
La joviale patronne du restaurant chinois Sam & Lee’s part d’un immense éclat de rire. Madame Kim, tout le monde la connaît ici. Son buffet illimité à 18 dollars est très prisé. Comme beaucoup d’étrangers, Madame Kim est venue s’installer à Barrow pour y développer un business. D’ailleurs tous les restaurants sont tenus par des étrangers. Osaka est gérée par une famille japonaise, l'East Coast Pizza a été ouverte par des Serbes, et l'Arctic Pizza, par exemple, par des Coréens.
Saucisse de renne
C’était ça la surprise de ce coin perdu mais attachant: à Barrow, j’ai mangé des sushis à tomber, bavardé avec Khakeokeo, un chauffeur de taxi du Laos ou encore acheté des gants polaires chez des Samoens. Dans le restaurant Top of the World, en plein centre, celui où une tête d’ours polaire est accrochée derrière la réception, il y a de fortes chances de tomber sur des scientifiques de toutes les nationalités qui se délectent d’un bon burger ou d’un petit-déjeuner copieux avec saucisse de renne avant de repartir sur le terrain. Une vraie mosaïque.
Madame Kim salue chacun de ses clients, qui repartent le ventre bien plein. Après une petite balade à l’air frais, j'entre dans une échoppe au bord de la banquise. Depuis son comptoir, la vendeuse m’observe, l’air las. Elle vend à peu près de tout: des boissons sucrées, des habits, des cahiers, des fleurs en plastique et des fourrures de toutes sortes. A vrai dire, je cherchais surtout à me réchauffer un peu. Elle n’est pas très bavarde. «Je viens des Samoa américaines. Mon frère était déjà à Barrow. C’est lui qui m’a fait venir ici, il y a trois ans. Chez nous, il n’y a rien à faire.» Elle ne le cache pas, pour elle, le climat est vraiment rude. «Surtout en hiver, quand le soleil ne se lève pas.» Mais elle s’y fait. Elle n’a pas vraiment le choix. Par contre, elle ne comprend décidément pas pourquoi j’y reste six jours. «Vous aimez? Vraiment?» Un solide malabar vient d’entrer, lunettes de soleil sur le nez. Fin de la discussion.
La légendaire Fran Tate
En 1978, le tout premier restaurant à ouvrir à Barrow était Pepe’s North of the Border. Un restaurant mexicain qui n’avait de mexicain que le menu et les tacos offerts à bon prix le mardi. Il était tenu par une excentrique américaine, Fran Tate, une ingénieure pétrolière arrivée quelques années plus tôt à Barrow. Pepe’s, c’était le lieu des rencontres. En 1988, quand le monde entier avait les yeux rivés sur le sauvetage de trois baleines grises piégées dans la glace, Fran Tate en a nourri des bouches et a su se montrer indispensable. Mais, en 2013, le restaurant a brûlé et, aujourd’hui, la patronne à la langue bien pendue est dans un EMS à Anchorage, souffrant de démence, selon son fils, Mike Shults.
Mike, 64 ans, est un homme plutôt posé. Rien à voir avec son originale de mère, qui s’est mariée cinq fois et avec laquelle il semble entretenir une curieuse relation. Il ne sait pas qui est son père – trop de possibilités – et n’a d’ailleurs jamais vraiment voulu le savoir. «Un homme s’est une fois présenté à moi comme mon possible paternel. J’ai dit qu’il fallait qu’il m’oublie très vite, sinon j’allais le tuer.» Lui et son frère, Joe, ont rejoint Barrow quand il avait 19 ans. Joe’s Museum existe toujours, à côté du restaurant japonais. Mais plus Joe. Sa collection hétéroclite d’animaux, de cornes et de toutes sortes d’objets de l’Arctique est pour l’instant laissée à l’abandon.
Le pire des boulots
«Barrow a beaucoup changé. Quand je suis arrivé ici en 1972, il n’y avait que six voitures, maintenant presque tout le monde en a. J’en possède moi-même trois. Il y avait 2400 habitants, tous des Natives, sauf huit Blancs et un Noir; aujourd’hui, la population a doublé et près de la moitié sont des étrangers», lâche Mike, en t-shirt malgré le froid. Internet s’est aussi imposé à Barrow: l’installation des câbles sous-marins est facilitée par le réchauffement climatique.
Mike n’est pas d’ici – il a d’ailleurs un grand-père originaire de Lucerne –, mais il pourrait bien y rester. Il s’y est intégré facilement. «J’ai appris à chasser le caribou, à le dépecer, et je sais exactement quelle neige prendre pour construire un igloo», lance-t-il. «Comme mon frère, j’ai surtout montré aux Inupiats que j’étais prêt à faire le pire des boulots: j’ai accepté d’aller de maison en maison, avec mon camion, pour récolter les seaux d’excréments de ceux qui n’avaient pas de toilettes.» Pour vivre à Barrow, il faut décidément avoir le sens du sacrifice.
Author: Sonia Dixon
Last Updated: 1703240642
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